
Entretien avec Claude Viallat
L'histoire de l'art français de la seconde moitié du XXe siècle serait incomplète sans mentionner une figure majeure de la scène artistique française et internationale – Claude Viallat. Ce créateur remarquable est l'un des plus grands artistes abstraits français des dernières décennies. Bien qu'il y ait eu des périodes où il a expérimenté différents styles et approches, Claude Viallat est resté fidèle à son propre langage visuel, brisant souvent les règles conventionnelles et les techniques de peinture traditionnelles. Viallat est, en particulier, loué pour sa célèbre méthode impliquant une seule forme attachée sur toile sans aucun châssis. Avant la prochaine exposition personnelle de Claude Viallat à la Galerie Daniel Templon à Paris, IdeelArt, en collaboration avec Art Media Agency, a eu l'opportunité de passer un après-midi dans l'atelier de l'artiste à Nîmes, en France, où il vit et travaille, et d'obtenir une interview exclusive.
Claude Viallat - Essence et négation
Ce qui est remarquable dans la carrière de Viallat, c’est qu’il est toujours resté fidèle à ses propres règles et normes, quelle que soit la façon dont les autres les percevaient. Au début de sa carrière, Viallat a été membre du mouvement Supports/Surfaces, où, avec d'autres artistes, il s'est concentré sur les matériaux et les gestes créatifs, mettant le sujet lui-même derrière lui. Ses expériences avec la couleur et la texture ont conduit à la création d'un certain nombre d'œuvres pour lesquelles il est surtout connu. De plus, Viallat peint sur une variété de supports différents, notamment des matériaux recyclés, des parapluies, des tissus divers, des cordes tissées ou nouées. Claude Viallat, grande figure de l'art abstrait contemporain, est toujours actif, avec une carrière de 50 ans. La Galerie parisienne Templon organise une exposition présentant une nouvelle perspective historique des œuvres de cet artiste français majeur. L'exposition ouvre ses portes le 4 juin et sera visible jusqu'au 23 juillet 2016.
Votre travail joue beaucoup sur le couple répétition-différence. Répétition de gestes, de procédures ; différence de matières, de couleurs…
Je dirais que mon travail porte avant tout sur le quotidien des choses. Nous sommes tous des personnes qui répétons constamment les mêmes gestes et nous obtenons toujours des situations différentes à partir de ces gestes. Chaque jour est une répétition de la même chose qui aboutit à des choses différentes
C'est le principe de mon travail : si vous effectuez les mêmes gestes sur des matières similaires et a fortiori sur des matières différentes, vous obtiendrez chaque jour des résultats très différents. Je ne cherche pas à inventer quelque chose de nouveau : je laisse venir les choses de telle sorte que la nouveauté s’invente d’elle-même.
Chaque jour, je vis, je soumets, je rassemble, je réfléchis, je récupère des choses, des impressions, des sentiments, des visions. Je laisse tout cela me nourrir. Comme je travaille sur des toiles qui ne sont ni enduites ni collées, les matières ont une importance. Selon l'onctuosité d'une couleur, la matière l'absorbera différemment : elle pourra l'absorber, lui résister, la laisser reposer sans l'imprégner, ou au contraire l'imprégner et la diffuser. J'explore la manière dont les matières, les tissus qui peuvent être des velours, des bâches, des draps créent un tout autre effet lorsqu'il s'agit de la couleur.
Toi’est souvent décrit comme un grand coloriste.
J’accepte la manière dont la couleur se manifeste, c’est tout. Un peintre cherche les tons de manière à les assortir. Je pose des tons sur un tissu, une matière, et j'accepte le
A travers ces notions d'acceptation, de résignation, de répétition du geste, on peut faire quelques parallèles avec les philosophies asiatiques. Est-ce une influence pour votre travail?
Ce qui m'intéresse en philosophie, c'est l'effort qu'il faut faire pour accepter de ne pas intervenir quand quelque chose arrive. Accepter ce qui se passe, le mémoriser, l'analyser ensuite – voir aussi les possibilités si l'on avait travaillé différemment, les différences exprimées par le même matériau. Mon objectif est de mémoriser tout cela, de l’oublier, puis de recommencer.
Claude Viallat dans son atelier
Claude Viallat - Sans titre n°39, 1985 , Acrylique sur couverture , 220 x 320 cm , 86 5/8 x 126 in
À propos du style de peinture
Serait-ce votre définition de la peinture ?
Il y a quelque chose de ça là-dedans. J'appartiens à une génération qui a pensé à la fin de la peinture. Dans les années 1950, on entendait souvent parler du concept de « dernier tableau ». Bref, il fallait inventer une autre manière de
Pour moi, peindre autrement, c'est remettre en question mon métier. En quoi consiste-t-il ? Prendre des toiles, les mettre sur des cadres, les coller, les habiller puis ajouter une gamme de couleurs pour trouver les tons justes. J’ai essayé de tendre une toile brute sur un châssis et de travailler des couleurs composées de gélatine chaude à coloration universelle. J'ai aussi utilisé des colorants pour bois, essayé de diluer des pigments avec de l'eau, de l'alcool ; J’ai utilisé des colorations éphémères qui n’offrent aucune sécurité, ni de l’acrylique.
Les premiers monochromes témoignent encore d’une volonté de tendre la toile sur un châssis. Mais si tendre la toile sur un châssis faisait un tableau, alors il fallait démonter ce mécanisme en mettant le châssis d'un côté, la toile de l'autre, la tension entre ces deux éléments faisant un nouveau type de peinture.
Nous avons trouvé cela avec Supports/Surfaces. Dezeuze a travaillé le châssis sans toile ; Saytour représentait des grilles sur des toiles brutes, c'est-à-dire qu'il mettait l'image du cadre sur la toile ; et j’ai travaillé sur toile sans cadre, d’où la déconstruction du tableau.
Rétrospectivement, comment voyez-vous cette déconstruction de la peinture comme médium ?
C'était nécessaire. Les jeunes Américains s'interrogent encore sur la déconstruction de la peinture mais remettent toujours le cadre au premier plan. C’est comme si retirer la toile du cadre allait à l’encontre de l’histoire de l’art. Pour moi, c’est une histoire parallèle qui a libéré la peinture, au moins dans un sens. Si l’on regarde la scène internationale, les artistes qui travaillent sur toile non tendue sont rares. Les Américains ont du mal à se débarrasser du cadre.
Votre travail rejoint l'idée, évoquée par Matisse, de s'intéresser au tableau’son objet de base.
Lorsque Matisse peignait, le blanc de la toile apparaissait parfois sur le tableau, ce qui était traditionnellement considéré comme une hérésie. Dans mon travail, le tissu lui-même devient le support médian, et en même temps, la couleur moyenne, autrement dit la norme selon laquelle s'organise la répartition des couleurs, sa matière. Tout réagit par rapport à cette norme. En fonction de la qualité de ce support médian, on obtient des choses qui vont nouer une relation avec lui.
Comment vous situez-vous par rapport à l’abstraction ?
Ma peinture n'est pas tant une question d'abstraction ou de figuration qu'un système consistant en la répétition d'une même forme. Si je change de forme mais pas de système, alors je ne change rien. Je prends conscience de la liberté dont je dispose en insistant sur les mêmes formes et en ressentant le paradoxe de la routine quotidienne incarnée par la récurrence de la même forme. Chaque jour, je construis des toiles infiniment différentes, ce qui me laisse une liberté extrêmement grande.
En général, je ne choisis pas mes tissus, les gens me les apportent. J'essaie de travailler avec des matériaux improbables. C’est avant tout la matière et sa qualité qui constituent l’essentiel de mon travail.
Vous avez voyagé aux États-Unis dans les années 1970 et vous avez été touché par l’art amérindien.
Qu’est-ce qui nourrit mon travail ? L’histoire de la peinture occidentale, bien sûr, mais aussi l’histoire de toute la peinture : orientale, extrême-orientale, australienne, américaine - et par américaine, j’entends « indigène ». Toutes les ethnies indiennes qui ont peint sur des tentes ou des boucliers m'inspirent. La peinture des boucliers était généralement réalisée sur des supports ronds, et chargés d'animaux totems et de fruits d'exploits : queues de renard ou de loup, scalps…. Bref, tout ce qui raconte l’histoire du guerrier. Le bouclier indien n’est pas seulement défensif, c’est aussi une image symbolique du guerrier. Le bouclier est rond, généralement constitué d'une branche de saule pliée en cerceau et liée. Autrement dit, le cercle primaire. C'est l'image principale du cadre rond ; tout comme l’arc est l’image la plus extrême de la toile tendue sur un châssis – une corde tendue sur du bois. Ces deux objets sont fondamentaux.
De même, la préhistoire est l’époque des premières représentations picturales. Et quelle fut la première représentation picturale ? Une empreinte humaine ; autrement dit, quelqu'un a glissé, est tombé dans la boue, puis a posé la main sur la paroi d'une grotte. Le fait de glisser et de tremper une main dans la boue aboutissait à une main chargée qui se déchargeait ensuite sur le mur… En séchant, la boue créait l'image de la main : ce fut le premier portrait. L'Autre était représenté par une partie de lui-même, une trace, une empreinte. Après cette première image, la représentation devient plus complexe dans la mesure où l'homme crée un contre-type de sa main en crachant de la peinture de sa bouche sur la main. La main droite était une main gauche retournée. Le fait de cracher sur la main élargissait et rétrécissait à la fois la perspective. Déjà, des possibilités infinies sous-tendent la représentation.
Votre travail semble lié à une réflexion sur l’essence, sur les origines.
C'est ce que j'essaie de faire. Le cercle, le cerceau, le bouclier et l'arceau sont des éléments primaires. En histoire, il existe des connaissances sur un certain nombre de gestes ou de systèmes à la fois élémentaires et primaires. Par exemple le coin qui soulève ou bloque les objets, pour empêcher quelque chose de rouler. Le fil à plomb est une corde et une pierre, en même temps qu'un bullroarer - un instrument de musique - -, un moyen de peser quelque chose, de déterminer la verticale. Tous ces éléments sont contenus dans cette corde et cette pierre. Il y a aussi la balance garrotte ou la balance steelyard... Ce sont des systèmes primaires universels. Ce qui m'intéresse, notamment dans la sculpture, c'est la réutilisation ou la remise en question de tous ces systèmes simples et universels.
Vos sculptures constituent-elles une grammaire universelle ?
Ce sont des objets précaires, non fixés, laissés dans leur précarité et n'offrant aucune sécurité. Mais l’histoire de l’art est aussi l’histoire du marché de l’art, et ce ne sont pas des caractéristiques traditionnellement valorisées par le marché. Ils n'assurent pas la sécurité.
L'Atelier de Claude Viallat
Atelier Claude Viallat
À propos du Marché de l’Art et des Supports/Surfaces
Étant si prolifique, votre travail va à l’encontre du marché. Quelle est votre relation avec le marché ?
Tout mon travail vise à démythifier l’art. Certains éléments caractérisent traditionnellement le marché, comme la signature de l’artiste ou la rareté. Je vais à leur encontre. Mon travail est prolifique et j'accorde autant d'importance à un fil peint qu'à une toile peinte. Tous les éléments picturaux constituent la peinture. Un fil d'un tableau est un tableau au même titre que le tableau. Je peux signer une toile mais pas un fil de discussion, alors pourquoi devrais-je signer la toile si je ne peux pas signer le fil de discussion ?
Ensuite, il y a le statut des belles matières, un beau métier, ainsi que la sécurité des matières et la sacralisation de la toile. Tout mon travail va également à l’encontre de cela. J’ai du plaisir à travailler et je ne vois pas pourquoi je devrais me priver de ce plaisir – et surtout au nom de quoi. Peut-être que mes toiles en souffrent, mais pas moi. Le reste est l’affaire du concessionnaire, cela ne me concerne pas.
Peut-être que je suis prétentieux. Je ne fais jamais d'erreurs car je ne cherche rien. Je crée et j'accepte ce que je crée. Pour moi, toutes les toiles ont la même importance.
Avez-vous renoncé à toute intention de contrôler ?
Le plus dur est d’accepter de ne pas maîtriser ce que l’on fait au jour le jour. C’est une forme de maîtrise de soi que d’accepter de ne pas maîtriser ce que l’on fait. La meilleure façon de changer mon travail, c’est de ne pas savoir ce que je vais faire, de me forcer à découvrir, à analyser ce que je viens de faire et à prédire ce que je pourrais faire. Cela signifie pour moi rester conscient de toutes les possibilités que j’ai envisagées et ensuite ne pas en avoir besoin car l’œuvre donne d’elle-même son résultat.
Supports/Surfaces a été exhumé aux Etats-Unis. Que pensez-vous de cela ?
Que l'œuvre de Supports/Surfaces soit arrivée aux États-Unis et que les peintres américains se posent les mêmes questions que nous à l'époque - mais à leur manière - me semble tout à fait normal.
C’est ainsi que les choses fonctionnent. Au début des années 1970, j'ai montré un filet à la Biennale de Paris. Il se trouve qu’un peintre américain et un peintre japonais ont fait la même chose, en même temps, même si on ne se connaissait pas. A travers leurs propres cultures, ils sont parvenus à cette image sur la base de logiques différentes. Je trouve cela fascinant.
Mais si la peinture change, cela n’affecte pas d’abord l’image : les artistes ne voient que l’image, c’est le point aveugle de notre époque. La modification de l'image ne concerne pas la peinture car c'est la peinture elle-même qui est intéressante. La question fondamentale est : « Qu’est-ce que la peinture ? »
Image en vedette : Claude Viallat dans son atelier
Art Media Agency (AMA) a participé à la réalisation de cette interview. AMA est une agence de presse internationale, centrée sur le marché de l'art. AMA produit plus de 300 articles chaque semaine, couvrant tous les aspects du monde de l'art, notamment les galeries, les maisons de ventes aux enchères, les foires, les fondations, les musées, les artistes, les assurances, le transport maritime et la politique culturelle.
Images de l'atelier Claude Viallat ©IdeelArt