
Jean Dubuffet et le retour à l'essence
Qu’est-ce que l’art ? Où peut-on le trouver ? Comment le reconnaît-on ? Quelle est l’origine de l’impulsion créatrice ? Quel est le but de faire de l’art ? C'est avec de telles questions à l'esprit que l'artiste français Jean Dubuffet s'est rendu dans le désert du Sahara à la fin des années 40. S'étant récemment reconverti à faire de l'art après une interruption de dix ans, Dubuffet espérait que ce voyage l'aiderait à se débarrasser des influences culturelles qui, selon lui, inhibaient sa vision artistique. Il emportait avec lui lors du voyage plusieurs journaux et dessinait les paysages, les créatures et les scènes qu'il rencontrait. En pensant que cela l'aiderait à renouer avec ses impulsions créatives primaires, il a imité le style des indigènes arabo-sahariens, dont il considérait l'art comme pur et brut, et non influencé par les préjugés culturels. À un moment donné de son voyage, il a offert des crayons et du papier à un Arabe rencontré dans le désert et l'a encouragé à dessiner. L'homme imite le style des dessins que Dubuffet avait fait dans son journal. Mais il s’agissait d’un double mimétisme : un local imitant l’imitation du style local par un étranger. Quelque part dans cette anecdote se cachent des profondeurs sur la manière dont la culture est créée, sur les raisons pour lesquelles les humains créent de l'art et sur la manière dont le style peut être influencé. Et quelque part, la question se pose à nouveau : qu’est-ce que l’art ?
Jean Dubuffet et la recherche de l'art brut
Ayant d'abord montré un talent remarquable en tant que jeune peintre, Dubuffet a quitté l'école des beaux-arts après seulement six mois, découragé par ses restrictions intellectuelles et son arrogance institutionnelle. Il a abandonné la peinture complètement, expérimentant une gamme d'autres intérêts et carrières. Mais tout à coup, dans la quarantaine, Dubuffet a renoué avec son instinct créatif, ayant découvert une inspiration renouvelée dans ce qu'il appellerait finalement Art Brut. La traduction d'Art Brut est "art brut". Ce que Dubuffet avait réalisé, c'est qu'un monde entier de phénomènes créatifs existait en dehors du monde de l'art formel, où des artistes non formés, y compris des enfants et des fous, créaient des chefs-d'œuvre d'instinct et de sincérité.
Dubuffet respectait le manque de bagage culturel de ces artistes sans formation. Ils étaient libres. Leur travail n’avait aucun lien avec l’analyse académique ou les tendances historiques. Ils ne faisaient pas de l’art pour être reconnus, obtenir des avantages ou participer au marché. Ils créaient de l’art pour des raisons totalement différentes et s’engageaient dans un processus complètement différent de celui dans lequel les artistes professionnels étaient engagés. Il s'est inspiré de leur crudité et s'est consacré à redevenir non professionnel ; en désapprenant ce qu'on lui avait appris, en déclarant : "Chez les artistes, comme chez les joueurs de cartes ou les amoureux, les professionnels sont un peu comme des escrocs."
Le primordial contre le culturel
Il est revenu à un style de peinture enfantin et primitif à travers lequel il a tenté de se connecter avec ses instincts créatifs les plus basiques. Et il a commencé à collectionner et à exposer les œuvres d'artistes non formés. Pour accompagner l'une de ses premières expositions d'artistes d'Art Brut, il a publié un manifeste s'insurgeant contre les universitaires et les intellectuels et la fausse culture qu'ils avaient construite autour de l'art. Dans son manifeste, il a déclaré : « L'art déteste être reconnu et salué par son nom ; il s'enfuit immédiatement. Dès qu'il est démasqué, dès que quelqu'un pointe du doigt, il s'enfuit. Il laisse à sa place un laquais de prix portant sur son dos une grande pancarte marquée ART, que tout le monde arrose immédiatement de champagne, et que les conférenciers mènent de ville en ville avec un anneau à travers le nez. »
Mais cela a soulevé un point intrigant. Faut-il être un enfant pour faire de l’art comme un enfant ? Faut-il être sauvage pour peindre de manière sauvage ? Ou bien chacun de nous a-t-il en lui la capacité de désapprendre, de retourner à un état de sauvagerie enfantine ? Dubuffet a décidé que la première priorité s'il voulait apprendre à maîtriser l'Art Brut était de se débarrasser entièrement des idées, qu'il considérait comme le produit de la culture et le poison qui l'empêchait de créer du véritable art.
Jean Dubuffet - Mécanique Musique, 1966. 125 cm x 200 cm. ©Photo Laurent Sully-Jaulmes/Les Arts Décoratifs, Paris
Le loup hurle
Dans les années 1960, Dubuffet avait eu un impact considérable sur le monde de l’art avec ses expositions itinérantes sur l’Art Brut et ses peintures enfantines et primitives. Pourtant, il continue de sentir qu’il n’est pas en contact avec son impulsion artistique première. Puis un jour de 1962, alors qu’il réalisait un gribouillage, il fit une percée. Le doodle, un dessin simple, irréfléchi et sans entrave, transmettait en quelque sorte sa vérité artistique. Il l'a utilisé comme base pour ce qui allait devenir son nouveau style, une esthétique qu'il a appelée Hourloupe, de « hurler » signifiant rugissement et « loup » signifiant loup.
Les années Hourloupe de Dubuffet furent ses plus prolifiques à ce jour. Non seulement il a créé les peintures emblématiques qui définiraient son style personnel idiosyncrasique, mais il s’est également tourné vers d’autres arènes esthétiques. Il a réalisé des sculptures publiques monumentales, qu'il a célébrées pour leur capacité à permettre aux gens de les habiter, devenant ainsi partie intégrante de l'expérience artistique. Et il a créé le Coucou Bazar, une production scénique inspirée de l'une de ses peintures dans laquelle des acteurs animaient certains éléments du tridimensionnel, donnant vie à l'œuvre d'art.
Jean Dubuffet - sculpture à Chase Manhattan Plaza, New York
Un art sauvage
Un des éléments les plus intrigants de l'Art Brut de Jean Dubuffet est qu'il n'a rien à voir avec l'esthétique. En fait, Dubuffet croyait que les qualités esthétiques devaient être complètement ignorées au profit de la qualité émotive d'une œuvre d'art. Il prônait un rejet total du style au profit de la vision personnelle de l'artiste. Comme il l'a écrit dans son manifeste de l'Art Brut, « les artistes prennent tout (sujets, choix de matériaux, modes de transposition, rythmes, styles d'écriture) de leur propre être intérieur, non pas des canons de l'art classique ou à la mode. Nous nous engageons dans une entreprise artistique qui est complètement pure, basique ; totalement guidée dans toutes ses phases uniquement par les propres impulsions du créateur. »
C’est dans ces mots que nous trouvons le plus grand héritage de Dubuffet. Dans sa tentative de décrire et d'incarner l'esprit de l'Art Brut, il répond aux questions les plus fondamentales et essentielles de l'art. Il répond à la question de savoir ce qu'est l'art : l'art est une vision. Il répond à la question de savoir où trouver l'art : nous le trouvons partout, pas seulement dans les lieux et les institutions agréés. Il répond à la question de savoir comment reconnaître l'art : nous le voyons là où on l'attend le moins, pas seulement là où nous prévoyons qu'il sera. Il répond à la question de l'origine de l'impulsion créatrice : elle émane d'un moment de lucidité. Et il nous dit quel est, selon lui, le but de l'art : transpasser les frontières. En suivant son exemple, nous pouvons espérer revenir à l'essence de l'art, qui n'a aucun rapport avec la nationalité, la politique, l'économie, l'intellect et l'histoire, et qui rejette les fausses étiquettes telles que jeune ou vieux, sain d'esprit ou fou, malade ou bien, formé. ou sans formation. L'Art Brut nous enseigne que l'art véritable nous unit dans un élan commun partagé par tous.
Image en vedette : Jean Dubuffet - Monsieur Plume avec des plis dans son pantalon (Portrait d'Henri Michaux), 1947. Peinture à l'huile et gravier sur toile. Support : 1302 x 965 mm, cadre : 1369 x 1035 x 72 mm. © ADAGP, Paris et DACS, Londres 2018
Toutes les images utilisées à des fins d'illustration uniquement
Par Phillip Barcio